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Le Promontoire du songe
18 février 2016

Culture et ploutocratie, un épanchement idéaliste modérément contenu.

               

        [Ce texte est un devoir conçu dans le cadre de mon Master 2 de Musicologie à l'Université de Montpellier, dans le cadre du séminaire "Etude comparée des arts" de M. Yvan Nommick, que je remercie pour cette belle occasion de rélfexion.]                                                               

 

« En tant que modèle, un festival ne doit pas seulement assurer une programmation artistique de haut niveau, ni servir uniquement de vitrine internationale à des artistes et à des ensembles, ni prendre part, sans plus, à la captation du tourisme et à l’économie locale ou régionale, mais doit être aussi, et tout particulièrement, un instrument puissant de communication globale et interculturelle, d’information et de transformation sociale qui contribue à éliminer les barrières psychologiques et sociales. Un festival, actuellement et dans le futur, doit être plus que jamais un instrument efficace au service de la paix et de la cohésion sociale ; il doit garantir une vision du monde ouverte et, dans ce cadre, se montrer très actif, original et prêt à prendre des risques. »

Enrique Gámez Ortega, directeur du Festival international de musique et de danse de Granada, 2008.

           

 

Souvent évoquée dans la presse ou les communications touristiques comme « Terre de festivals », la France est l'un des pays européens les plus prolifiques en matière de festivals artistiques, toutes disciplines confondues avec plus de 3.000 manifestations par an, sur tout le territoire. Ces festivals sont un facteur essentiel de l'économie des collectivités territoriales en ce qu'ils contribuent, parfois très lourdement, à l'attrait touristique et au rayonnement des lieux les accueillant. Les élections municipales de 2014 ont ainsi été le témoin de la démonstration de force d'Olivier Py directeur du Festival d'Avignon, (véritable organe vital de la ville dont toute l'économie s'est cristallisée autour de cet événement de renommé mondiale qui draine des centaines de milliers de spectateurs), qui avait menacé de délocaliser le Festival si le Front-National, en tête au premier tour, sortait vainqueur du scrutin , ce qui eût pour effet un retentissement médiatique international et contribua largement à la victoire de Cécile Helle, maire P.S. d'Avignon. Ces festivals sont aussi un facteur de prestige, de rayonnement culturel, d'attraction des investissements et certains ont pris des proportions tout à fait imposantes, devenant de véritables institutions, au point que le nom de la municipalité d'accueil se fonde dans les consciences, avec celui du festival (Aix-en-Provence, Avignon, Deauville, Angoulême, Cannes, Bayreuth, Fès...). Cependant, ces manifestations coûteuses dont seules les plus soutenues par l’État ou les collectivités demeurent rentables (et là encore, les disparités sont importantes), sont prises dans les remous des aléas économiques et l'année 2015 a vu la faillite de plus d'une centaine de festivals.

             Au sein de ces contraintes budgétaires et de la lutte pour la survie qui régit désormais la plupart des manifestations artistiques en France, loin des années Mitterrand-Lang et du fleurissement des festivals seulement préoccupés de leur contenu artistique et du propos que celui-ci tenait, se pose le problème axiologique de la culture. Celle-ci doit-elle être ramenée à un produit ? Doit-elle s'inscrire dans une logique de consommation qui serait sa seule voie de survie dans un monde régi par le consumérisme ? Et si, au contraire, elle doit être extraite de cette logique, comment lui permettre de  surmonter son coût matériel et pécuniaire ? Quels seraient les dangers d'une assimilation de la culture au consommable et en quoi l'interdisciplinarité peut-elle y constituer une résistance ? L'injonction d'Enrique Gàmez Ortega à ce que le festival demeure « un instrument puissant de communication globale et interculturelle, d’information et de transformation sociale qui contribue à éliminer les barrières psychologiques et sociales » vue à travers le prisme de l'actualité de l'économie des festivals, semble dérisoire et idéaliste. La logique commerciale semble désormais primer, et rares sont les manifestations qui sont prêtes à « prendre des risques », que ceux-ci soient politiques, dans la défense de principes humanistes dans des territoires aux situations explosives, ou économiques, dans la défense de la nouveauté, de la « bifurcation » comme l'a revendiquée le metteur en scène Christophe Honoré en parlant de sa mise en scène du Cosi fan tutte au Festival d'Aix-en-Provence 2016. Il s'agit à présent de contenter des goûts définis et normés dans le but de maintenir la fréquentation d'un public qui devient une clientèle. Cette démarche s'apparente à la satisfaction d'un besoin, d'une demande par l'offre. Or qu'est-ce qu'un paradigme régi par l'offre et la demande sinon celui du capitalisme ? 

             Il est malheureux de voir que les programmations des festivals majeurs s'appuient sur des valeurs sûres que sont les grands noms parmi les artistes, les grandes oeuvres parmi le corpus existants, comme un courtier s'appuie sur les valeurs sûres de la bourse. La collusion entre mercantilisme et art, et le fossé que cela creuse avec la majorité du public atteint des sommets dans le marché de l'Art contemporain, véritable place boursière où valeur artistique et cotation ne font qu'une. Cette situation semble hautement dangereuse au regard de la préservation à la fois de la nouveauté et de l'avant-garde, pour peu que celle-ci existe, comme pour celle des patrimoines anciens que le regard des faiseurs de modes ne balaie pas. Il s'agit d'une perversion de la notion même d'oeuvre d'art, qu'Hannah Arendt aborde dans La crise de la culture (1)


« Parmi les choses qu'on ne rencontre pas dans la nature, mais seulement dans le
monde fabriqué par l'homme, on distingue entre objets d'usage et oeuvres d'art ; tous
deux possèdent une certaine permanence qui va de la durée ordinaire à une
immortalité potentielle dans le cas de l'oeuvre d'art. En tant que tels, ils se
distinguent d'une part des produits de consommation, dont la durée au monde excède
à peine le temps nécessaire à les préparer, et d'autre part, des produits de l'action,
cornme1es événements, les actes et les mots, tous en eux-mêmes si transitoires qu'ils
survivraient à peine à l'heure ou au jour où ils apparaissent au monde, s'ils n'étaient
conservés d'abord par la mémoire de l'homme, qui les tisse en récits, et puis par ses
facultés de fabrication. Du point de vue de la durée pure, les oeuvres d'art sont
clairement supérieures à toutes les autres choses; comme elles durent plus longtemps
au monde que n'importe quoi d'autre, elles sont les plus mondaines des choses.
Davantage, elles sont les seules choses à n'avoir aucune fonction dans le processus
vital de la société; à proprement parler, elles ne sont pas fabriquées pour les
hommes, mais pour le monde, qui est destiné à survivre à la vie limitée des mortels,
au va-et-vient des générations. Non seulement elles ne sont pas consommées comme
des biens de consommation, ni usées comme des objets d'usage: mais elles sont
délibérément écartées des procès de consommation et d'utilisation, et isolées loin de
la sphère des nécessités de la vie humaine. »

(1) 1 ARENDT, Hannah, La crise de la culture, Folio-Essais (coll.), Paris, Gallimard, 1989.


         Considérant ce glissement de la culture vers le mercantilisme, il s'agit de se demander en quoi la mise en jeu de différentes formes d'art au sein des créations données lors des manifestations culturelles permet d'échapper à, ou du moins, de déranger cette logique de rentabilité. En effet, le croisement des arts, les interactions, l'interdisciplinarité représentent un esprit d'anti-spécialisation. Or, c'est la spécialisation (en son sens restrictif, non en son acception de perfectionnement d'une discipline privilégiée) qui constitue le fondement du principe de productivité qui a régi l'ère industrielle et domine toujours la production au XXIe siècle. Ainsi le taylorisme ou le fordisme se retrouvent-ils appliqués à la culture et aux arts, et surtout aux artistes cloisonnés dès leurs études, forcés de se plier à une volonté de classification et de nomenclature. De plus, l'interdisciplinarité interroge nécessairement les disciplines concernées et crée, encore une fois nécessairement, des difficultés et des obstacles pour les artistes comme pour le public, tout cela générant le processus de réflexion, de pensée, qui est l'opposé du processus de consommation. En cela, l'interdisciplinarité est un catalyseur. L'interrogation en effet ne constitue pas la réponse à une demande, ou à la satisfaction d'un besoin, de même que la prise de risque et l'idéologie invoquée par Enrique Gàmez Ortega ne s'inscrivent pas dans une logique de satisfaction d'une demande formulée par une clientèle. Or c'est par, l'aspiration au dépassement de l'aliénation du pourvoiement, de la sustentation que l'homme peut trouver une dimension non plus individuelle de l'ordre de la survie mais une dimension intellectuelle et émotionnelle d'interrogation, qui, par son essence, appelle à la recherche de l'altérité. Le cloisonnement des disciplines artistiques constitue donc un frein à une appréhension de l'art qui soit de l'ordre de la découverte, du « mouvement », car le public aura tendance à s'installer dans le sillon de ce qu'il connaît déjà, et c'est là que la dimension du consommable peut se substituer à celle du saisissement. Ainsi que l'écrit le peintre pré-raphaélite (mais également designer, illustrateur, écrivain..) William Morris dans L'Art en Ploutocratie, en 1883 :

« En même temps (non seulement je le dis mais je le dis bien haut et j’estime capital
de le dire très haut), aussi longtemps que la production et l’échange des moyens de
subsistance obéiront à un système de compétition individuelle, les arts continueront
à péricliter. Et si ce système doit s’éterniser, alors l’art est condamné et ne pourra
que s’éteindre. Autant dire que l’on verra mourir la civilisation. »


                 Quant à l'interdisciplinarité, si elle est positive en réaction contre l'hyper spécialisation, elle peut aussi devenir elle-même un produit, un argument de vente et construire ainsi un agrégat sans cohésion, sans propos, ainsi les performances artistiques mettant en avant des progrès technologiques (numériques notamment, capteurs sur les corps des danseurs pour créer des images ou du son, oeuvres interactives, tactiles...) ne se justifiant que par eux-mêmes. L'idéal que décrit Enrique Gàmez Ortega se situe donc sur un fil de funambule, et son équilibre n'est pas déterminé par le contenu des manifestations artistiques, mais par l'intention et le propos qui les régissent. C'est en cela que les festivals construits autour d'un véritable argument peuvent jouer un vrai rôle d'agitateurs de consciences, et ce, pour tous les publics, quelle que soit leur provenance sociale. Les festivals dans cette dimension événementielle et festive que leur ponctualité leur confère, par opposition à des salles de concerts ou des galeries dont l'activité est régulière, peuvent également agir en pionniers dans les actions menées envers le public. Ainsi la mise en place de tarifs exceptionnels destinés à attirer des publics difficilement accessibles, les partenariats avec les établissements pénitentiaires ou scolaires, l'organisation d'événements périphériques pédagogiques comme le programme « Opéra-On » du Festival d'Aix-en-Provence qui propose des modules comprenant une conférence sur une oeuvre de la programmation et une place à un prix dérisoire pour cette même oeuvre. Enrique Gàmez Ortega évoque la fonction de « cohésion sociale » de ces manifestations artistiques ce qui constitue là encore, une résistance à la séparation des publics qui reflète les fractures de plus en plus évidentes entre les strates de la société. William Morris définit pourtant l'instinct du beau comme « imparti à tout homme normalement constitué dès sa naissance ». La démarche de communication « interculturelle » quant à elle peut permettre de créer des interactions inattendues entre des artistes de nations ou d'ethnies, obédiences, ennemies. Cette volonté se retrouve au sein du Festival des Andalousies Atlantiques d'Essaouira qui rapproche des musiciens musulmans et juifs du Maghreb, ou même palestiniens et israéliens, avec une prise de risques réelle, loin de tout consensus de façade, dans des contextes de guerre ou de terrorisme, ou encore dans le Festival ECUME (échanges culturels en Méditerranée) qui a, en pleine crise des réfugiés, mis en relation au sein de spectacles, des interprètes italiens, grecs et syriens.

                   Par sa « puissance de communication », un festival semble nécessairement investi d'une responsabilité envers son public. Il devrait par conséquent dépasser les attentes mercantiles et utiliser ce formidable outil pour déposer plus d'humanité dans les consciences. Plus encore que l'interdisciplinarité, c'est l'indiscipline qui est à prôner, dans un monde artistique où la norme s'éloigne chaque année un peu plus de la vertu d'humanité, au profit du profit.


LIPOVETSKY Gilles, Les temps Hypermodernes, Paris, Grasset, Nouveau collège de philosophie, 2004.
JAMESON Fredric, Le Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, Paris, Ecole
nationale supérieure des beaux-arts, 2007.
ARENDT, Hannah, La crise de la culture, Folio-Essais (coll.), Paris, Gallimard, 1989.
MORRIS William, L'Art en Ploutocratie, la République des Lettres, 2012

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