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Le Promontoire du songe
5 mai 2014

Pelléas & Mélisande : Le Symbolisme : Du Théâtre à la Musique.

 

[ce texte a été produit dans le cadre d'une L3 de Musicologie]

Mary_Garden_in_Debussy's_Pelléas_et_Mélisande_2

(Mary Garden, la Mélisande originale de 1903)

« Debussy greffe son projet musical sur un objet littéraire existant parfaitement en lui-même,
n'impliquant pas obligatoirement une autre dimension. Vue son esthétique, cette pièce de théâtre se
prêtait certes parfaitement à la greffe; c'est pourquoi il ne se produira pas de déviation
essentielle ». Pierre Boulez.

 

« Σύμβολον », à la source du mot, il y a une fracture, des éclats de poterie scellant le lien del'hospitalité, ou celui du contrat, nécessitant d'être réunis et associés afin de révéler leur sens métaphysique.
C'est dans la seconde moitié du XIXe siècle que se confirme la naissance de l'èreindustrieuse et industrielle du rationalisme. Alors que la notion de « progrès » devient le centre d'attraction de la plus grande partie des composantes de la société, on observe néanmoins, avec quelque sens du relativisme, que c'est pendant cette aurore de l'industrie et des sciences appliquées (chemin de fer, vapeur, pasteurisation..) que l'on relève une des plus extrêmes périodes de pudibonderie dévote, allant de l'évangélisation aveugle des peuples colonisés, aux établissements religieux de détention d'enfants comme la Petite Roquette.Dans une dimension nettement moins obscure puisqu'il s'agit d'Art, l'on remarque que ce même élan positiviste vers la raison et la méthode, qui s'incarne dans le Naturalisme engendre un reflet, diamétralement opposé, s'épanouissant dans le flou et l'intangible : le Symbolisme.
Sept ans seulement séparent le Pelléas de Maeterlinck de l'Interprétation des rêves de Sigmund Freud. Le Symbolisme en Art se nourrit de cette éthique nouvelle d'appréhension du monde et avant tout, du monde intérieur, que la psychanalyse finira par formaliser : l'acceptation de l'inconscient, et par lui, du fantasme, de l'étrange, du nébuleux. Interpréter un rêve pour Freud revient (vulgarisons) à associer des représentations figurées à des concepts qui peuvent échapper à toute analogie évidente. Ainsi en est-il du « symbole » (pour revenir au grec « jeter »/ »ensemble »).
L'Art vu par les symbolistes n'est donc plus inscrit dans une imitation, ou une figuration de lanature, et s'oppose à sa formalisation en « méthode » comme dans le naturalisme , il s'agit alors, par rebonds d'image en image, par juxtapositions d'invraisemblances, par synesthésie plus que par analogie, d'explorer l'intime, considérant que l'intime et l'altérité sont inscrits l'un dans l'autre, l'extérieur exprime l'intérieur, l'intérieur est marqué par l'extérieur.
Cette démarche s'enracine dans la littérature par la Poésie, -Baudelaire étant souvent cité comme un précurseur, Mallarmé, Hugo et Rimbaud par certains aspects, mais on pourrait même remonter jusqu'à Novalis et Blake- le Théâtre avec Goethe, avant de rayonner très vite dans la peinture et d'essaimer dans la musique.
Ces principes (brièvement résumés) constituent la clé de voûte du Pelléas de Maeterlinck, comme de celui de Debussy basé sur le texte du dramaturge belge. En ce sens, évoquant ces deux oeuvres liées par un même courant artistique, Pierre Boulez assume que celui-ci ajouté à l'existence de la pièce comme objet littéraire indépendant, suffit à générer une collusion quasi parfaite, sans « déviations essentielles ».
Néanmoins, si cette idée peut aisément être appuyée, -tant par l'idéologie commune des deux artistes manifestée dans leurs écrits que par le panel de moyens techniques utilisés pour exprimer celle-ci-, il est intéressant de considérer les différentes mutations formelles ou sémantiques de l’oeuvre littéraire qu'a engendré son adaptation musicale, et, surtout, son exécution musicale.
En filigrane, et au delà du cas Pelléas, se pose la question de savoir si une adéquation théorique et idéologique suffit, en Art, à assurer une perméabilité entre les disciplines et les formes.
La littérature constitue le point de rencontre privilégié entre Maeterlinck et Debussy. Tousdeux fréquentent Mallarmé, porte étendard du Symbolisme, et lui vouent une admiration sans bornes puisant leur inspiration dans ses propres conceptions. Serre chaude de Maeterlinck s'inscrit ainsi dans la droite ligne des idées de Mallarmé, dans la recherche d'une suggestion « essence de tous bouquets » faisant du poème un monde indépendant, fonctionnant en autonomie sur des images résonnantes et réfléchissantes. De son côté, Debussy s'inspire d'un poème de Mallarmé pour le Prélude à l'après-midi d'un Faune et fréquente régulièrement les fameux « Mardi ». Maeterlinck se familiarise avec l'univers symboliste, puisant ses décors dans un Moyen-Âge fantasmagorique et ésotérique (que l'on retrouve dans Pelléas ), notamment grâce à Joris-Karl Huysmans qui lui fait découvrir Ruysbroeck, un mystique flamand du XIIIe, le dramaturge fait d'ailleurs la traduction d'une de ses oeuvres L 'ornement des noces spirituelles. Debussy quant à lui affiche son amour pour des écrivains comme Edgar Poe ou Baudelaire. C'est dans le creuset de la poésie que les idéaux du Symbolisme se stabilisent et donnent naissance à une esthétique particulière, alliant lenteur, introspection, synesthésie, décors et personnages éthérés, désincarnés ou plutôt supra-incarnés, n'étant plus des individus mais des agrégats d'allégories « à l'état d'esquisses 2 »
A travers des auteurs comme Maeterlinck, à la fois poètes et dramaturges, cette nouvelle conception de l'Art commence à révolutionner le Théâtre, couplée à la découverte des cultures extrêmes orientales et exotiques (théâtre d'ombres notamment). Peu à peu, les carcans de l'intrigue, des décors, de la linéarité, toutes les règles qui régissaient l'art dramatique volent en éclat. « Le symbolisme théâtral, celui de Lugné-Poe, de Maeterlinck, de Jarry et de Claudel, énonce l'exigence d'un théâtre sans théâtre, sans théâtralité. »1
Les procédés d'écriture symboliste au théâtre (comme en musique, on le verra) s'articulent autour de l'idée d'invraisemblance, de la répétition, et de la discontinuité. Par exemple, plusieurs paradigmes peuvent être juxtaposés dans une même tranche de dialogue, créant des ruptures «Où êtes vous née [..] « qu'est ce qui brille au fond de l'eau ?» «Quel âge avez-vous ?» «Je commence à avoir froid.. » (Maeterlinck, Pelléas, scène de la forêt).
Christian Accaoui dans son article « de Maeterlinck à Debussy »2 avance que ce type de discontinuités prosaïques seraient les marqueurs d'une continuité poétique, une continuité de sens supérieur. On en revient à l'inconscient, à l'onirisme, à l'interprétation des rêves, des éléments décousus qui reflètent une possibilité de sens au niveau de l'inconscient, une « Alliance insolite du poétique et du trivial ». Ainsi la scène de la fontaine où alors que Mélisande déclare «Oh, l'eau est claire... », faisant référence par le mot « claire » au champ sémantique du soleil, de la vie, de la lumière, du ciel, de la limpidité si rare à Allemonde, Pelléas rétorque dans une totale opposition morbide « Elle est fraîche comme l'hiver. » allusion « triviale » à la tragédie dont l'ombre s'étend déjà sur les amants ? (Ce qui rappelle la définition du Carl Jung du symbole : « évoquer, dans une ombre délibérée, un objet non mentionné en utilisant des mots allusifs» )
Christian Accaoui évoque également une technique d'écriture visant à disperser dans le temps un même paradigme et cite pour cela l'exemple de la question de Golaud « pourquoi pleures-tu ? » qui ne trouve sa réponse que dans l'Acte II scène 2. Cette dispersion force le spectateur à faire appel à son souvenir, élément de mystère, ainsi peut être le traitement de l'idée de leitmotiv par Debussy, de façon diffuse, loin de Wagner, pourrait-on dire... mais pas détaché !
Le décor lui aussi est une extériorisation de l'intime, du personnel. Pour Accaoui, les symboles qui se renvoient les uns aux autres permettent une abolition de l'espace, le texte devient une « boule de sens » en parallèle à une musique qui serait alors une « boule de temps », d'où le bonheur de Debussy à travailler sur ce texte où «chaque élément ne devient ce qu'il est que par le lien qui le rattache à la totalité ».
Néanmoins avant d'aborder le travail de Claude Debussy sur le texte de Maeterlinck, il convient de rappeler les paroles qu'aurait prononcées Massenet à propos du jeune candidat au prix de piano « celui-là, c'est l'énigme ». Enfermer Debussy dans le seul courant symboliste serait un non-sens, pour un compositeur qui s'est efforcé de rechercher l'originalité et une constante évolution, touchant à plusieurs styles et à plusieurs courants (impressionnisme, symbolisme, préragtime..). Lui même déclare «Je n'aime pas les spécialistes. Pour moi, se spécialiser, c'est rétrécir d'autant son univers. ». Debussy nourrit le projet de lier Théâtre et Musique, disant vouloir alors à celle-ci « une liberté qu'elle contient peut-être plus que n'importe quel art, n'étant pas bornée à une reproduction plus ou moins exacte de la nature, mais aux correspondances mystérieuses entre la Nature et l'Imagination. […] »3
Le compositeur souhaite rompre avec les formes classiques de «dramma per musica », dominées par le Bel canto ( Debussy réduit la mélodie à sa plus simple expression et ses dialogues sont entre la parole et le chant, presque monotone et psalmodique 4) et les tragédies antiques serties de codes dramatiques et langagiers hérités de la tradition classique. Il recherche pour mener cette expérience, l’oeuvre littéraire idéale, un auteur qui « disant les choses à demi, [lui] permette de greffer [son] rêve sur le sien ; qui concevra des personnages dont l’histoire et la demeure ne seront d’aucun temps, d’aucun lieu, qui ne [lui]imposera pas despotiquement la scène à faire et [le] laissera libre, ici ou là, d’avoir plus d’art que lui et de parachever son ouvrage. »
La rencontre avec le Pelléas de Maeterlinck est fructueuse, et lorsque que celui lui accorde l'autorisation d'utiliser son texte, le début d'un travail de dix ans (1893-1903) commence. De nouveau, le musicien explique cette adhésion totale : « le drame de Pelléas qui, malgré son atmosphère de rêves, contient beaucoup plus d'humanité que les soi-disant « documents sur la vie » me parut convenir admirablement à ce que je voulais faire. Il y a là une langue évocatrice dont la sensibilité pouvait trouver son prolongement dans la musique et dans le décor orchestral. »
Le travail musical de Debussy mobilise les mêmes procédés que l'écriture de Maeterlinck, notamment en ce qui concerne la discontinuité du discours révélant par suggestion, une continuité poétique supérieure. Ainsi par exemple, du leitmotiv, revisité et épuré, se réduisant à quelques notes voire à un simple intervalle (la tierce pour Mélisande, par exemple) et non plus à un thème complet comme chez Wagner, et se trouvant dispersé le long du déroulement. Ce procédé permet de mobiliser les souvenirs inconscients du spectateur afin par exemple, de donner par un simple substrat de mélodie, la présence de Mélisande dans les pensées de Pelléas, sans même avoir à faire expliciter les pensées du personnage par un monologue. De même, la juxtaposition de modes hétérogènes tels que la gamme pentatonique renvoyant à un monde ancien, perdu, idéal, symbole des moments lumineux que l'orchestre soutient par des sonorités claires, en opposition à la gamme par tons (ombre, flou, angoisse, irrésolution, quinte augmentée) mais que Debussy lie par des, chromatismes,et des gammes mineures - une opposition frontale et claire ne serait pas dans l'esthétique symboliste- ramène aux procédés de discontinuité utilisés par Maeterlinck, comme évoqué plus haut. La musique traduit le processus de compréhension du symbole à la fois par analogie et par oppositions . Le silence joue également un rôle de première importance dans cette discontinuité et cette intériorisation. Christian Accaoui avance que ce pur parallélisme entre écriture littéraire et écriture musicale serait le fruit d'une volonté de Debussy de transcrire en musique, un style poétique5. Comme en littérature, il s'agit de réussir à esquisser l'ineffable, l'imaginaire.
A propos de cette recherche, Debussy écrit, pendant la composition de Pelléas à son ami Ernest Chausson, qui lui, travaille sur Le Roi Arthus : « J'ai passé des journées à la poursuite de ce « rien » dont elle (Mélisande) est faite […] Maintenant c'est Arkel qui me tourmente. Celui là, il est d'outre-tombe et il a cette tendresse désintéressée et prophétique de ceux qui vont bientôt disparaître, et il faut dire tout cela avec do,ré,mi,fa,sol,la,si,do !!! Quel métier!»
La lecture de la correspondance de Debussy montre que pendant toute la gestation de l’oeuvre, cette collusion oeuvre littéraire/oeuvre musicale demeure et l'on serait tenté d'aller dans le sens de Pierre Boulez les yeux fermés. Néanmoins, c'est au moment des répétitions et des premières exécutions en public que les limites de cette idée apparaissent.
En effet, à partir des répétitions avec orchestre, les problèmes s'accumulent et le conflit personnel entre Debussy et Maeterlinck (Leblanc-Garden pour le rôle de Mélisande), s'envenime et se transforme en conflit professionnel, notamment en ce qui concerne les coupures opérées dans le texte. Près de dix ans plus tôt, Debussy écrit à Chausson parlant de Maeterlinck« […] à propos de Pelléas il me donne toute autorisation pour des coupures, et m'en a même indiqué de très importantes, mêmes très utiles ![...] »,mais ce propos est nié par Maeterlinck dans une lettre ouverte au Figaro datée du 13/04/1902, le poète dénonçant des coupes « arbitraires et absurdes », disant que le texte adopté par l'Opéra Comique lui est étranger. Peut-on parler d'absence de déviations essentielles quand un auteur en vient à renier son oeuvre ? Néanmoins, la question est délicate car des oppositions d'ordre personnel interfèrent. Les coupures opérées en amont des répétitions par Debussy ont pour effet principal de faire de Pelléas un personnage de second plan, effacé, et de mettre Mélisande au centre de toute l'intrigue. Pour la fluidité du récit, la première scène de la pièce, (un dialogue entre deux servantes et le portier avant la scène de la forêt) est supprimée. Enfin après une première répétition en public pour le moins houleuse, le Sous secrétaire d'Etat aux Beaux-Arts demande la suppression de la scène IV de l'Acte III, où Yniold épie le couple sur les épaules de Golaud pour raison de décence. Dans le même troisième acte, le « je ne suis pas heureuse » de Mélisande après que Golaud l'aie traînée par les cheveux, déclenche l'hilarité générale et plonge Debussy, son éditeur et le directeur de la salle dans l'embarras. Ce dernier néanmoins, incrimine le texte, demandant à Debussy de retirer ces passages triviaux, d'autant plus soulignés par le traitement psalmodique que le compositeur a opérés, disant « Que voulez-vous, on ne perd pas un mot du texte et c'est, croyez moi, le texte seul qui est emboité », le respect du texte de Maeterlinck devient donc un handicap.
Au final, la seule scène qui sera coupée est celle du tableau dit des « moutons » afin d'éviter le réveil des moqueries quant à Yniold et les déficiences vocales de son interprète, et de fluidifier l'action. Néanmoins la cantatrice interprète de Mélisande a changé sa réplique « je ne suis pas heureuse » en « je suis malheureuse ici », toujours pour limiter les quolibets. La première du 30 avril 1902 fut moins agitée que la générale. Le critique Adolphe Julien s'est étonné de cette concession au « public » de la générale et a soulevé l'éventualité d'une certaine lâcheté de Debussy, ce à quoi, lequel a répondu qu'il aurait volontiers demandé ces coupures plus tôt à Maeterlinck , si le débat « Leblanc » n'avait pas interrompu leurs relations. Encore une fois, l'incursion du domaine personnel empêche toute conjecture. On voit alors que les adéquations idéalisées par Debussy ert Pierre Louÿs entre texte et musique ne supportent pas l'arrivée dans le monde du concret. Le compositeur est notamment contraint de composer en catastrophe des interludes d'orchestre pour compenser le manque de temps de changement de décors.
Mais la plus grande difficulté réside dans la compréhension et la réception par le public de l'esthétique de l'objet composite pièce/musique livré par Debussy. La trivialité des répliques des personnages s'accommode parfaitement de la scène seule car alors, le silence et la solitude sur scène (par d'orchestre, décors minimalistes) font écho à ces phrases anodines « Ferme la fenêtre, non pas celle-là » et permettent au spectateur une sorte de stase introspective pendant laquelle il cesse même d 'écouter le texte pour s'ouvrir au méta-texte. Mais cette « transe » est beaucoup plus difficile à obtenir dès lors que l'on s'extrait de l'intimité d'une scène de théâtre pour mettre en jeu, ne serait-ce que l'orchestre. La dimension de la parole chantée, même avec une mélodie réduite à son résidu sec, engage des réflexes d'audition qui empêchent le spectateur d'oublier la dimension consciente de l’oeuvre.
Le compositeur se dégage en partie de ces écueils en considérant que son écriture est destinée à être comprise et reçue par les générations futures. Le choc demeure pourtant le même au XXIe pour une partie du public découvrant l’oeuvre, et les commentaires moqueurs ciblent étrangement les mêmes scènes pour les mêmes raisons . Debussy lui-même avait conscience de ces difficultés, il écrit à Raymond Bonheur en 1895 : « Vraiment, la musique n'admet guère tout ce qui ressemble à de la conversation et celui qui trouvera « l'interview en musique » sera digne des plus hautes récompenses. »
De même, le critique Mendès reproche à Debussy d'avoir été « beaucoup trop docile au texte du poème – jusqu'à reproduire par les notes, sans l'interprétation mélodique, qui est indispensable, l'accentuation même , l'accentuation seule du mot parlé, jusqu'à ne pas éviter, au risque d'éveiller les rires, des conjonctions, des adverbes, des proverbes d'une trivialité sans beauté, utiles dans la prose du dialogue mais dont la musique n'a rien à faire», enfin, bien avant les rires du public à la générale de Pelléas, Debussy écrivait à Lerolle en 1894, « il y a là un « petit père ! » qui me donne le cauchemar ». Ainsi le propos de Pierre Boulez mérite d'être nuancé en ce que, même en cas de totale adéquation idéologique et esthétique entre deux oeuvres issue de différentes disciplines comme ici, la confrontation avec le réel de l'exécution n'est pas donnée facile.
Il y a là un phénomène réellement symboliste dans l'antagonisme entre monde du sublime (donc du non concret, du non tangible , en physique la sublimation désigne le passage de l'eau de l'état de glace à l'état de vapeur), de l'imaginaire et réalité. Une réalité qui ne sait pas s'effacer par sa banalité pour laisser place à la rêverie comme dans la pièce de Maeterlinck, mais qui au contraire fait entendre à grands cris, par la bouche de certains spectateurs hermétiques, renouvelés depuis un siècle, son mécontentement d'être laissée en arrière, et il a bien fallu procéder à certaines déviations. Néanmoins la plupart des interprètes aujourd'hui, font le choix de gommer ces déviations et de revenir à la source de l’oeuvre.
Lors, la transposition des styles de façon interdisciplinaire est-elle possible de façon concrète ? Peut-on traduire en sons, la plume d'un auteur ? Il est difficile de trancher quant à savoir si les changements opérés par Debussy sur le livret original de Maeterlinck pour Pelléas qui est la pièce éponyme, constituent des déviations essentielles, donc, des orientations qui pourraient remettre en question la collusion de ces deux oeuvres, que ce soit par intrusion du plan personnel dans l'affaire, que par la multiplicité des réponses qu'il y aurait à apporter et qu'il convient de laisser à une réflexion plus spécialisée qui explorerait les perceptions des deux auteurs quant au travail de l'autre.
Force est de constater qu'une frontière existe, qui empêche que la réception d'un opéra soit faite avec la même sensibilité et le même état d'esprit que ceux que nécessite une pièce de théâtre, cela relevant du bon sens et des questions de contexte culturel.
Au delà de Pelléas et Mélisande, se pose finalement la question de la possibilité d'un Art Total, de la transposition de procédés au sein d'un même courant artistique, d'une discipline à l'autre.
Il n'est pas étonnant de retrouver des échos de ces interrogations chez Debussy, car le précurseur n'est autre que Wagner, « vieil empoisonneur », figure tour à tour idolâtrée et rejetée par le compositeur qui tente de s'extirper de l'influence de la figure qui aura révolutionné la musique au XIXe.
Est-il possible à l'homme de rassembler les media artistiques qui sont à sa disposition et de les mêler dans un creuset esthétique afin d'en extirper une image de la vie ? C'est que l'esthétique de la performance protéiforme (vidéo, danse, musique, capteurs, peinture...) tente de faire émerger aujourd'hui, les nouvelles technologies permettant d'associer plusieurs media à un seul performer pouvant par exemple dessiner en dansant, faire du son en dessinant.
Néanmoins, cette démarche, à Bayreuth au XIXe siècle, comme à Beaubourg en 2013, a quelques relents de Mary Shelley dont le Frankenstein nous exhorte à réfléchir sur l'idée que l'Homme peut avoir à sa disposition tous les éléments séparés nécessaires à créer la vie, l'alchimie mystérieuse qui les unit n'est pas à sa portée.

Lila HAJOSI

 

NOTES 

1 LECLER E. L'Opéra Symboliste, Paris, l'Harmattan, 2007


2 « Pelléas & Mélisande » Avant Scène Opéra n°266, Janvier-Février 2012, p.76

3 DEBUSSY C. Correspondance, Paris, Gallimard, 2005

4 « J'ai essayé aussi d'obéir à une loi de beauté qu'on semble oublier singulièrement lorsqu'il s'agit de musique
dramatique ; les personnages de ce drame tâchent de chanter comme des personnes naturelles et non pas dans une
arbitraire faite de traditions surannées. C'est de là d'où vient le reproche que l'on a fait à mon soi-disant parti pris
de déclamation monotone où jamais rien n'apparaît de mélodique... D'abord tout cela est faux ; en outre, les
sentiments d'un personnage ne peuvent s'exprimer continuellement de façon mélodique ; puis la mélodie dramatique
doit être toute autre que la mélodie en général. » ibid.
5« Je suis absolument convaincu […] que dans aucun opéra, de Wagner ou de qui que ce soit […] on ne trouve au
même degré que dans Pelléas une correspondance perpétuelle entre le sens de la phrase écrite et l'accent de la phrase
chantée. » Pierre Louÿs à Debussy, Ibid.

BIBLIOGRAPHIE


DEBUSSY C. Correspondance, Paris, Gallimard, 2005
LECLER E. L'Opéra Symboliste, Paris, l'Harmattan, 2007
« Pelléas & Mélisande » Avant Scène Opéra n°266, Janvier-Février 2012
« Pelléas et Mélisande » Littérature et Nation, Publication de lUniversité de Tours n°2 de la 2e
série, Tours, 1990

 

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